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Une soirée au Teachers' club

Tout commence par le besoin de déglacer sa mémoire. Un voyage en 2007. Le Kurdistan irakien. L’atmosphère brûlante et moite d’un mois d’août, les relents d’égouts de Dohuk, le silence d’une église, les raisins secs dans le « chicken rice », la fraîcheur des rivières de Zakho sur la peau, la morsure d’un chien dans la cuisse de Françoise, un avion manqué. Des souvenirs qui ressurgissent avec joie des années plus tard au hasard d’une rue « tiens, ça sent Dohuk » ou bien encore « ce riz a le goût d’Erbil ».

Dix ans plus tard, la guerre, les destructions ont congédié mes souvenirs du Kurdistan irakien et ma nostalgie n'est plus qu’une valise vide. Pourtant, plus que jamais, j’ai voulu revenir. Pour quoi faire ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu’il est des pays dans lesquels on n’a rien à faire mais tant à vivre. Je voulais surtout voir l’empreinte que laisse le chaos sur les visages, cette marque si secrète et si troublante que si peu de photographes parviennent à retranscrire. Cette marque qui est à l’homme ce que les aurores boréales sont à la planète, une preuve de son mystère bien vivant.

Un soir de mars 2018, au Teachers' club, un bar-restaurant pour chrétiens aisés de la banlieue d’Erbil. Dans une grande pièce sombre et défraichie, l’odeur du tabac froid, une vieille moquette et des expats qui boivent des bières. Autour d’une grande table, un Américain, un Hollandais, une Iranienne et quatre Français. Les uns sont chercheurs, les autres photographes, journalistes ou humanitaires. Certains ont couvert la bataille de Mossoul, d’autres comme moi débarquent tout juste. Nous avons vingt ans, trente ans, guère plus. Moment surréaliste où chacun confie ses péripéties pour obtenir le fameux visa. Des dizaines de coups de fils passés aux ambassades, des centaines de mails envoyés depuis Paris, New York, Amsterdam, des nuits d’angoisse à espérer le sésame. Pour tout le monde ici, venir en Irak se mérite. Le Hollandais a soudoyé 800 dollars un obscur fonctionnaire de Bagdad avant de finalement tenter le tout pour le tout en arrivant sans visa à la frontière turco-irakienne. Venir en Irak est une chance. Vision absurde de nos mines soulagées d’être là alors même que des millions de familles cherchent à s’enfuir. Je suis soudain mal à l’aise d’être si à l’aise, les lèvres posées sur le précipice du monde, au Moyen-Orient. Alors pourquoi ? Pourquoi tant d’efforts pour trainer ses yeux ici plutôt que dans le sel des vagues du Pacifique ?

Dix ans que je me pose la question de mon étrange attrait pour ces régions du monde malmenées par les conflits. Et je n'ai toujours pas de réponse. Je sais seulement que je partage, à l’instar de mes collègues peut-être, la passion des sismologues pour les failles, les chocs, les ruptures, pour tout ce qui se déchire, se brise, éclate. La guerre, les révolutions sont des séismes et l’on cherche tous à s’approcher le plus possible du point d’impact originel, celui-là même qui marque le basculement entre la stabilité et la terreur. Car il est des fissures plus mentales que géographiques. Et il faut que le monde s’effondre au fond des cœurs pour qu’elle se dessine, cette fascinante frontière entre la vie et la mort. C’est l’instant charnière où l’homme est nu face à son destin. C’est l’instant à la fois tragique et magique où, témoins tombés du ciel, vous engagez vos yeux, vos jambes et votre souffle pour répondre à la seule question qui justifie tous vos voyages : « Comment rester debout quand tout s’est effondré ? »

Ce soir-là au Teachers' club, ce n’est ni l’adrénaline, ni la reconnaissance, ni l’argent, ni l’envie d’informer, encore moins le rêve de sauver la planète qui motivent les gens autour de cette table, mais le profond désir de pénétrer la croûte terrestre pour interroger la vie dans ses fissures.

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