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Un été à la ferme

C’est une route d’une campagne dépeuplée alors qu’il y a pourtant tout : des prairies, des forêts et des collines au pelage fauve des blés. L’après-midi s’achève, le sol est osseux, cassant. Une odeur d’été brûlé. Soudain le même chemin s’obscurcit. Un air frais comme un matin de printemps. Foisonnement de châtaigniers, de frênes, de noyers. On dirait que la terre s’abandonne. Les troncs se perdent dans des éclats de fougère où rebondissent des criquets. De là-haut, on ne verrait que du vert, et peut-être l’eau. La source. La vie est toute proche, à moins d’une centaine de mètres.

Sur la gauche, elle se dessine à la fois massive et dérisoire, toute zébrée de lierres. Ses pierres sont couleur pain d'épices. Dans la première bâtisse, allongée le long de la route, somnole une vingtaine de chèvres. De petites têtes blanches ou rousses avancent leur museau pour chercher une caresse. On dit une ferme comme s’il s’agissait d’une seule et même maison. Mais il faudrait plutôt parler de mini hameau. La ferme en question compte quatre immenses bâtiments disposés en carré. Les animaux d’un côté, les hommes de l’autre et entre les deux, la forge et une grange où l'on travaille le bois. Au centre, il y a une cour silencieuse où se dandinent quelques poules terreuses. Elles vont et viennent sur le seuil d’une lourde porte en bois parachevée d’une date : 1821. Devant, quelques marches parées de fleurs en pots, des jouets pour enfants, une paire de vieux gants. Le quartier des hommes. J’hésite quelques instants avant de toquer. Il est encore temps de faire demi-tour. La peur de n’être pas faite pour ça. Ca, c’est-à-dire vivre pendant trois semaines la vie d’une petite communauté - cinq personnes - dont j’ignore tout. Je les aiderai dans leurs travaux (soin aux chèvres, au potager, cuisine, constructions diverses, confection du pain) en échange du gîte et du couvert. Sauf que je ne sais rien de la terre, du pain, des légumes et des animaux. Alors pourquoi cette aventure ? Peut-être parce que le monde rural m’est aussi étranger que la Patagonie alors qu’il m’a vue grandir, que c’est lui qui me nourrit. Peut-être aussi parce que les milliers de projets qui naissent en campagne autour du respect de la terre me donnent des frissons. Peut-être enfin parce que le mot paysannerie est l’un des plus beaux qui existe. Il dit le lien quasi charnel qui unit l'homme à un héritage commun. Mais ma peur contient autre chose. L’éloignement. Dès lors que j’aurai manifesté ma présence, mon périmètre se limitera à elle, à cette imposante ferme moyenâgeuse au silence monacal perdue en lisière de forêt et je ne suis pas sûre de ne pas y tourner en rond.

Quand on frappe à la porte d’une ferme, on a tendance à penser qu’un vieil agriculteur aux yeux délavés va vous ouvrir. Je suis surprise (et soulagée) quand une fille un peu comme moi m’ouvre. Même âge et surtout même gabarit. D’une voix douce, elle me fait signe de la suivre dans une cuisine sombre et fraîche comme un terrier. Eloïse me demande si j’ai trouvé facilement une voiture pour me prendre en stop, si je veux un verre d’eau. « Fais comme chez toi » conclue-t-elle avec un léger accent de Reims.

« Fais comme chez toi ». D’ordinaire une vague de joie m’étreint quand j’entends cette phrase. Elle marque le moment charnière entre la fin d’un voyage et le début d’un autre. L’instant où, alors que les anses du sac-à-dos brûlent encore, on vous tend le sésame d’une nouvelle aventure. Chez moi. En l’espace un an, j’ai dû goûter à une vingtaine de logis sans que ces changements me fatiguent. Rien de bien compliqué dans un monde uniformisé où, du grand Nord au Moyen Orient, on trouve la poubelle sous l’évier, les casseroles pendues à un clou au-dessus, les ustensiles de cuisine sous les plaques de cuisson et les épices sur l’étagère d’à côté. Mais ici, c’est différent. La vie semble s’être arrêtée bien avant l’invention d’Ikea. Rien que l’évier est une pièce à part où domine une dalle horizontale en granit dont l’inclination et la fente tout au bout permettent à l'eau de s'écouler directement dehors. Les poubelles, elles, sont posées sur une table à côté de la cheminée. Il y a celle pour les poules, celle pour le potager et celle pour tout le reste.

L’autre différence, c’est le parfum de cette maison. Quelque chose du bois, de l’herbe séchée, des cèpes parcourt l’air. Le souvenir des flambées d'hiver. On respire et c’est comme si la forêt pénétrait en soi. La forêt en automne. La plus belle saison est ici éternelle.

Une autre porte en bois permet de pénétrer dans le salon où une longue table s’étire dans le prolongement de la fenêtre. Je découvre alors Cécile, la trentaine, et son fils Gustave, 2 ans, qui vivent tous les deux à la ferme. Deux amies l’aident à effeuiller des tiges séchées. Des sacs de 30 grammes pour vendre sur le marché le lendemain. La pièce embaume le thym, le romarin et d’autres parfums inconnus. Il faudrait plonger le nez dans la cascade de livres juste derrière elles. Une bibliothèque littéralement verte : La voie du retour à la nature, Pratiques pour jardiner avec la Lune, Les secrets d’une herboriste... On parle aussi gemmothérapie, teinture-mère, hydrolats. Je suis noyée et je suis loin d’imaginer que j’en deviendrai bientôt une experte. Eloïse apporte un panier de haricots et on se met au travail. Au fur et à mesure de l’équeutage, j’apprends qu’Hubert, le compagnon de Cécile, fait la tournée des voisins avec son pain et que Kevin, le compagnon d’Eloïse, est au potager en train de récolter des courgettes pour le dîner. La petite communauté vise l'autosuffisance alimentaire grâce aux légumes et aux animaux. Et je comprends vite que c’est loin d’être simple. La ferme est encore neuve, tout juste deux ans. La fromagerie n’est pas prête, les chèvres ne donnent pas de lait, les légumes tardent à mûrir faute de serre. Tous les quatre ont appris la paysannerie sur le tard, à travers des expériences de wwoofing comme celle qui me mène aujourd'hui chez eux. 15 jours ici, 15 jours par là. Jusqu’à ne plus supporter la ville, ses supermarchés, la surconsommation. Le sentiment de griller la planète. Alors Hubert a passé un CAP de boulanger, Cécile un diplôme d’exploitant agricole et ils se sont lancés. Aujourd'hui les premiers résultats sont là : ils sont autonomes en légumes six mois dans l’année. En les voyant tous s’affairer, j’ai l’impression de revenir à une sorte de douce sauvagerie où l’instinct prime sur le savoir. Ils ont appris en faisant.

Le cœur de l’autonomie, c’est la cave, à côté du salon. Y sont stockés des bocaux pleins d’été. Haricots, courgettes, cornichons, chutney de tomates vertes... d’un côté. Prunes au sirop de l’autre. On va mettre les haricots en bocaux, tu sais faire ? demande Eloïse. Non. Mais au fond de moi, j’ai 5 ans et je trépigne. Si elle savait combien j’ai toujours rêvé d’apprendre... Je ne laisse rien paraître de mon enthousiasme, honteuse d’avoir attendu si longtemps avant de savoir me nourrir.

Enfin, de l’autre côté de la cour, il y a le centre névralgique de la ferme avec un potager, immense et verdoyant. Une petite terrasse permet de surplomber 1500 m2 de rangées d’oignons, d’ail, de tomates, de poivrons, de betteraves... Dans les piquets savamment dressés, dans la paille répandue le long des pommes de terre, dans le vert intense des feuilles de maïs, on devine les heures de travail acharné pour faire de ce jardin un royaume. L’enfant-roi ici, c’est la terre. Qu’il vente, qu’il neige ou qu’il cogne, elle est gâtée pourrie. Juste retour des choses quand tout près d'ici elle est pourrie tout court. Alors que le ciel rosit, une légère brise s’emmêle aux pieds de courgettes. On croirait voir l’herbe gigoter sous ces caresses. Les yeux d’Eloïse parcourent ce paradis vert, elle ne dit rien. Dans son silence, je lis la retenue pleine d'amour de la mère qui voit son fils grandir et le trouve beau. Les plus fortes émotions se passent parfois de mots.

Au dîner par contre, il ne sera question que de lui, du jardin, les uns et les autres faisant remonter leurs observations. Les aubergines sont-elles assez mûres ? Pourquoi les concombres sont-ils si petits ? On en fait des cornichons ? Sauce aigre-douce ? Et les échalotes, c’est dingue, plus grosses que des oignons ! Bon, niveau prunes, y'a du retard. Et la menthe, on en fait du sirop ? Et tous les soirs, c’est la même chose. On réfléchit aux prochaines limonades, aux prochains bocaux, aux prochaines salades, aux prochaines huiles qu’on inventera.

Cette géographie du local me perturbe. J'ai beau être en France, j'ai l'impression d'être si loin, dans une contrée méconnue, inexplorée. J'aimerais faire figurer le lieu de ma découverte sur une carte mais ça ne rimerait à rien. C'est un coin de campagne comme il en existe partout en Europe, en Asie, en Amérique. Un simple bout de terre devenu une sorte de laboratoire où les hommes se réapproprient le territoire.

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