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Les manuscrits de Tombouctou

C’est un matin de juin. Il est à peine 10 heures et déjà le soleil de Séville enflamme votre peau. Vous voulez marcher mais vous vous précipitez dans un taxi. Pas question d'être en retard. Des semaines que vous préparez cette rencontre. C'est la première fois que vous faites un reportage sur des livres. 12500 manuscrits moyenâgeux malmenés par la guerre au Mali en 2012 et mis à l'abri en Espagne après un périple en pirogue, en bus, en avion à travers l'Afrique et l'Europe.

A l'ombre des palmiers de la place de la Merced, Ismaël Haïdara, le gardien de cette incroyable bibliothèque vous attend. Corps frêle, regard à la noirceur incandescente, voix douce comme du sable. A 60 ans, Ismael est un fils de la guerre et de l'exil. Ses 12500 protégés en Europe, il a quitté à son tour Tombouctou unissant ses pas à ceux des millions de réfugiés.

Ismael est donc là. Fragile comme une braise et un sourire qui veut tout vous donner. Il est là mais ses mains sont vides. Et les livres ? Les livres, Ismaël ne peut pas vous les montrer. Ils sont... cachés. Cachés ? Oui, au fond d'un coffre-fort dont il est le seul à avoir la clef. Lui seul sait où chaque manuscrit repose. En Andalousie ? Oui, en Andalousie.

Un torrent froid dégouline le long de votre échine. Jamais l'un de vos reportages n'aura été aussi compromis. Ismaël est désolé. Il ne savait pas. Son assistant est un incapable, un imbécile mais il a besoin de lui pour d'autres choses, alors. Alors, il faut faire avec. Ou plutôt sans.

Vous commencez à errer silencieusement dans les rues de Séville avec Ismaël qui fixe, pensif, le bout de ses chaussures. Le cri des perruches dans les palmiers décatis vous tape sur le système. A moins que ce soit à cause de la chaleur. Ou de l'angoisse. La lanière de la caméra vous scie l'épaule. Il faut en plus traîner le trépied qui pèse une tonne. Ismaël s'arrête soudain, victorieux. Il se souvient avoir déposé quelques manuscrits aux archives de Séville. Les Archives des Indes ? Oui. Vous bondissez de joie. A chaque fois que vous venez à Séville, vous regardez béatement ce fabuleux bâtiment ocre du XVIe siècle qui renferme l'histoire des colonies espagnoles. Marché conclu.

Vous imaginez déjà des étagères remplies de grimoires et quelle déception de voir la directrice sortir deux livres esseulés... Il vous faut davantage, il vous faut absolument davantage sans quoi vous pouvez directement rentrer à Madrid, sans reportage. La clim tourne à plein régime. Vous pensez que cette vague de froid va vous éclaircir les idées mais c’est tout l’inverse. Vous allumez votre caméra et soudain tout est flou, et blanc, et brumeux. La directrice, les manuscrits, Ismaël, votre pouce sur le bouton "record". Rien qu'un épais brouillard. Vous tombez soudain à la renverse. Ismaël vous rattrape de justesse avant que votre tête ne vienne heurter une étagère en bois d'ébène. Quand vous rouvrez les yeux, un homme immense dans un costume trois pièces, vous tend un verre d’eau, "todo bien señorita ?"

La séquence finalement dans la boîte, vous sortez. La chaleur est épouvantable et vous vous confondez en excuses devant Ismaël. Il vous prend par le bras. "T'inquiète pas, ils sont terribles avec leur clim..." Vous vous arrêtez net. Ce n'est pas ça Ismaël. C'est au sujet des livres. Il va falloir que je les voie pour "de vrai". Que j'en vois beaucoup plus et dans vos mains, pas dans celles de l’archiviste. "Impossible !" Il vous l'a déjà dit, ils sont cachés, difficiles d'accès, la discrétion, le secret... Long silence et puis Ismaël finit par lâcher "Bon, tu repars quand ? Demain matin ? Ok, alors on va à Grenade".

13 heures. Vous arrivez à Grenade et Ismaël s'évapore. Vous restez avec Anne, une amie à lui, une Française, à filmer l’Alhambra devant, derrière, de face, de côté pour passer le temps. Anne porte le trépied. Elle fait vraiment tout ce qu’elle peut pour vous aider mais votre batterie intérieure s'affaiblit. Anne, il va revenir quand Ismaël ? "Pas avant ce soir, Marion... Là, il est en train de chercher un chauffeur, puis un deuxième, puis un troisième... Personne ne doit savoir où les manuscrits se trouvent". Je ne comprends vraiment pas pourquoi. Ces manuscrits, il ne les cache tout de même pas dans des grottes ! Silence d’Anne.

Le soleil commence à obliquer. Vous déposez les armes à la terrasse d’un café. Puisque le reportage est mal parti autant profiter de ce qu’il reste, de la vue. Vous regardez des punks nouer des bracelets rouges à des touristes écarlates, vous enviez leurs chiens avachis sur la pierre fraîche, vous pariez sur le nombre de ricochets que fera le gamin les jambes dans la rivière au pied du palais maure.

Le jour s'est dissout dans la nuit. Et Ismaël arrive, les tempes en nage, deux discrètes mallettes noires à bout de bras. "Désolé de vous avoir fait attendre. Les voici".

Les miracles de papier s'ouvrent alors devant nous. Des pages jaunies, déchirées, grignotées par les mites qui contiennent les secrets du monde. Astronomie, médecine, géographie, histoire, droit, théologie... voici comment l'univers tournait au 12e, 13e, 14e siècle. Corps ressuscités de mille cimetières éventrés par les guerres, les famines et l'exil. Les mains toutes fines d'Ismaël les caressent et on dirait que le contenu des textes s'éclaire. Lui seul sait les trésors que renferment ces volumes. Leur traduction est son nouveau sacerdoce.

Minuit. Les livres sont fatigués, Ismaël aussi. En allant se coucher, il s'arrête et vous confie que le plus important dans ces livres, c'est ce que contiennent leurs marges. On y trouve raconté tout le voyage de ses ancêtres sur les routes d'Afrique, du Proche-Orient, d'Europe au fil des siècles. Vous le regardez, estomaqués. Vous vous sentez bêtes, incroyablement bêtes d'être passés à côté de l'essence même de cette collection, poussés par l'urgence de capturer l'évidence du trésor. Alors vous vous en faites la promesse : Un jour vous reviendrez et cette fois-ci vous prendrez le temps de donner vie aux livres et à l'incroyable destin d'Ismaël, à la fois bibliothécaire, philosophe et poète.

Ce nouveau reportage, le voici sur les ondes de la radio suisse, la RTS : Les manuscrits sauvés de Tombouctou

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