Neomad

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Les 5 derniers kilomètres

Une petite heure. C’est tout ce qu’il vous reste avant d’arriver. Déjà 30 kilomètres parcourus. Soudain vous l’apercevez au loin. Un clocher entouré d’une vague de toits rouges. Vos yeux se mettent à briller, vos jambes auraient presque envie de courir. Vous répétez tout bas le nom du village. Fuenterobles, Fuenterobles... Ce nom devient une obsession. Vous cherchez à le prononcer du mieux possible comme si de cet ultime effort dépendait votre arrivée. Vous décortiquez le nom. Fuente, la source. Robles... Que peut bien vouloir dire robles ? Le nom d’une rivière ? Le nom d’un arbre ? Le chemin est couvert de feuilles de chênes. Les chênes ! Vous vous souvenez de ce qu’on vous a dit un peu plus tôt. La "sources des chênes"...quel nom étrange.

Le cerveau s’emballe, l’esprit divague. Il ne vous reste plus rien de votre énergie, de votre eau, de vos réserves. Plus vous avancez, plus vous vous sentez petits, petits... Le village, lui, est de plus en plus grand. Les quelques dizaines de paysans qui vivent là-bas ont tout, vous n’avez rien. D'eux dépendent votre repas et votre repos pour la nuit. Vous savez une chose : il vous faudra demander sur place le Père Blas. Lui pourra vous loger. Et s’il n’était pas là ? Vous commencez à jeter sur les souches des chênes un regard intéressé. Vous pourrez toujours dormir là... Pour tuer le temps, vous scrutez tantôt la silhouette bleutée du village, tantôt le bout de vos pieds. Puis vous vous fixez comme objectif d’arriver jusqu’au prochain poteau et ainsi de suite. Vous êtes comme l’enfant à qui on divise le plat d’épinards en quatre pour le pousser à terminer son assiette. Y’aura-t-il au moins un café où se réchauffer ? Le clocher se rapproche. S’il n’y a vraiment rien, vous êtes prêts à taper à la porte d’une maison, à demander un canapé, un bout de carrelage, un verre d’eau. Vos envies se simplifient.

Enfin Fuenterobles. Pas un chat dans les rues, le soleil déjà se couche, vous marchez depuis l’aube. Vous traversez le village ne sachant pas à qui demander où se trouve le Père Blas, quand soudain une modeste maison vous indique par ses portes grandes ouvertes que vous êtes arrivés. A l’intérieur, le curé et deux volontaires s’empressent de vous accueillir. Ils vous tendent une chaise au meilleur endroit, juste à côté de la cheminée, se précipitent pour vous offrir une boisson chaude.

- Où voudrais-tu dormir ?, demande l’un d’eux.

Vous montrez, les yeux pétillants de joie, le canapé, à côté du feu. Il reprend :

- Je veux dire, tu préfères être avec les autres pèlerins ou seule ?

Vous ne répondez pas, tout vous est égal.

- Augustin ! Installe-la dans la maison norvégienne ! Bon, il y a Titi le chat qui est casse-pied, il va vouloir entrer, et puis les ânes. Mais si les animaux ne te dérangent pas, tu seras bien.

Nous traversons une cour intérieure où 23 marcheurs lisent, font leur lessive, se reposent... Ils ont eu la bonne idée de faire en deux jours cette interminable étape. Ils vous regardent hallucinés que vous ayez parcouru une telle distance. Vous leur répondez du regard que vous ne saviez pas pour la distance en partant le matin... Au fond du jardin, une magnifique petite maison aux allures de chapelle. Deux arbres sortent du toit. A l’intérieur, deux lits, un lavabo, un bureau et une douzaine d’icônes dédiée à Saint Olaf, l'équivalent de Saint Jacques de Compostelle dans les pays scandinaves.

- Repose-toi, et dans une heure on sert le dîner. Ce soir c’est soupe, lentilles et chorizo, ça t’ira ?

Vous remerciez une fois de plus, presque gênés de tant d’attention. Vous avez tellement dit de fois “gracias” en l’espace de quinze minutes que votre hôte pense que c’est le seul mot d’espagnol que vous connaissez.


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