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La rivière du corps de l’homme

Au début j’étudiais avec attention la morphologie du chemin avant de me lancer. Le relief et la longueur de l’étape désormais ne m’importent peu. Je préfère avoir la surprise et me contente de noter dans un coin de ma tête le nom du village où je ferai étape le soir. Mais là, c’était différent. J’attendais cette étape. Elle est, je crois, l’une des raisons pour laquelle j’ai choisi la Via de la Plata parmi la dizaine de chemins de Compostelle que compte l’Espagne. J’étais tombée par hasard sur une vieille carte montrant son parcours. Le nom de ce cours d’eau m’interpellait : El Rio Cuerpo de Hombre, “la rivière du corps de l'homme”. J’ai aussitôt voulu savoir à quoi ressemble le corps de l’homme quand il devient rivière.

Pour trouver ce cours d’eau au nom étrange, il faut s’enfoncer dans la sierra de Bejar - la chaîne de montagnes qui marque l’arrivée en Castille -, puis traverser une épaisse forêt de châtaigniers, la plus grande d’Europe. Là, sur la droite, un bruissement d’eau. Il faut alors enjamber un grillage et traverser un enclos où de belles vaches brunes pouponnent en paix sur un tapis d’herbe mouillée. Alors il se dessine. Humble ruisseau au bord duquel viennent se rafraîchir les animaux, il va, lentement, comme engourdi par les ans, dans un murmure aquatique. Le Cuerpo de hombre n’a rien d’un jeune homme. On dirait plutôt un vieillard avec son buste courbé et ses joues ridées par le vent. Un vieillard au coeur de gentleman. S'agite autour de lui tout un monde féminin. Il y a les araignées, les hirondelles et les grenouilles qui bondissent sur sa face chiffonnée, puis les branches qui se cambrent sur ses flots comme pour admirer leur reflet, les feuilles qu’il charrie jusqu’à leur dernière demeure, les pierres qui musclent son parcours et les touffes de menthe qui le parfument.

Plus loin, ses eaux dessinent des zones d'ombre sombres comme des gouffres. On raconte que le Cuerpo de hombre doit son nom au corps d’un homme repêché il y a très longtemps et dont l'âme hante encore la vallée. Le vieux cours d’eau semble lui aussi pousser son dernier soupir quelques mètres plus en aval. Il se fond presque tout entier dans le sol argileux. La veine verte disparaît alors dans le blanc cotonneux des fleurs de roseaux et le rouge de la terre. L’heure de sa mort n’est pourtant pas venue m’assure-t-on au village le soir venu : “Il rejoint ensuite le Tage !”. Le Tage... Oui, dans quelques jours, notre homme sillonnera Lisbonne avant de se jeter dans l’océan... El Cuerpo de Hombre a pour lui l’éternité.

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