Neomad

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Erbil

J’ai parcouru tant de lieux ces derniers mois qu’il m’arrive de me réveiller sans savoir où je suis. Le lit, la ville, le pays tout m’échappe. Et je reste là, les yeux mi-clos, en équilibre sur la ligne du jour happée par le délicieux vertige d’être soudain hors de soi, du monde, de l’espace et du temps.

J’écris depuis une table étrangère, sur une terrasse étrangère dans un centre-ville étranger et j’aime ça, ne rien connaître de ce que je vois. Il y a des garçons qui fument la chicha, des filles qui se prennent en photos, des nappes rouges sur des tables en fer, du thé à la rose, une sono qui crache de la pop kurde et un vent chaud aussi épais qu’un trait de khôl.

J’ai beau me répéter Erbil, Erbil, j’ai beau dessiner les murs ocres de la citadelle sur mon carnet, je flotte.

Où suis-je quand il fait 25 degrés alors que la neige recouvre les plaines de France ? Où suis-je lorsque je lis un roman russe et qu’un homme vend de drôles d’oiseaux noirs plus bas ? Où suis-je quand tu n’es pas là et que je pense à toi en contemplant ce couple qui contemple le dôme turquoise de la mosquée voisine ? Où suis-je quand on est mardi, qu’il est 15 heures et que partout tout le monde travaille dans des bureaux ?

J’aime ça, flotter. Savoir qu'ici personne jamais ne viendra me chercher parce que personne jamais ne saura où je suis. Seule et nulle part, je me sens ailleurs, vraiment ailleurs, fugitive de ma propre société.

Un soleil poussiéreux ricoche sur la céramique turquoise. Je m’arrache à la table pour redescendre sur terre. L’agitation du souk avec ses marchands de tissus, de bijoux, ses odeurs de grillades, de pain frais me rattrape aussitôt et je me laisse porter par le courant, comme ces carpes qui descendent le Tigre.
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