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Deux jours avec un chasseur d'ours

La semaine dernière, nous avons passé 2 jours avec un chasseur de Tasiilaq. Pas n'importe lequel. Un chasseur d’ours. Un inuit est considéré comme un très bon chasseur quand il a tué 6 ou 7 ours au cours de vie. Tobias, lui, en a déjà abattus une cinquantaine...

Au départ, Tobias n’avait aucune envie de nous ouvrir les portes de son monde. Il craignait qu'on le fasse passer pour un dangereux monstre des glaces et qu'on colle à son interview un communiqué de Greenpeace...

Tobias a finalement accepté et le lendemain, Johann et moi avons pris un taxi dans le centre du village pour... la banquise, juste à côté du grand supermarché. Au milieu de la glace, Tobias nous attendait sur sa grosse motoneige. Les motos, à Tasiilaq, ont remplacé les chiens de traîneau qui coûtent beaucoup trop chers à entretenir.

Nous sommes partis pour le village de Tiniteqilaaq, à une trentaine de kilomètres de là. Un voyage d'une heure et demi dans une vallée enneigée, silencieuse, sans aucune trace de présence humaine. J'avais l'impression d'être au coeur d'un désert blanc. La neige faisait bondir la moto exactement comme s'il s'agissait de sable.

Arrivés au minuscule village (une trentaine de maisons), nous partons chasser... en bateau. Réchauffement climatique oblige, la banquise n'est plus assez épaisse pour se déplacer en traîneau ou en moto. Le bateau de Tobias est très convoité. Il dépanne ce jour-là des villageois qui souhaitent traverser le fjord avec leurs chiens à la recherche d'une glace encore formée.


L'embarquement depuis la banquise est périlleux tant pour les chiens que pour nous. Je tombe dans l'eau, au milieu du garde-manger de Tobias (une dizaine de phoques). Chez lui, le chasseur me rhabille des pieds à la tête. Cette mésaventure est en fait une bénédiction. Sans les trois pantalons et le manteau supplémentaire, je crois que j'aurai gelé ensuite sur le bateau.

Car il a beau ne faire que 0°, quand Tobias accélère, le froid brûle la peau et les yeux. Je tente une interview sur le bateau mais l'air glacial emporte les paroles.

Une fois les villageois déposés sur la banquise, Tobias sort ses jumelles et scrute les icebergs à la recherche d'un ours. Nous ne verrons que des traces fraîches. Mais Tobias, lui, verra aussi de petites bosses noires sortir de l'eau, des phoques qu'il abat d'un seul coup de fusil.

Nous sillonnons le fjord des heures durant, toujours depuis les flots. Et Tobias est toujours aussi silencieux. On lui pose une question, il répond. Rien de plus. Les interviews s'annoncent compliquées. Je tente de briser la glace en lui demandant s'il vrai que les inuits gobent les yeux des phoques pour se donner de la force. Il se met à rire "ça va pas ? On n'est pas des Esquimos !". Esquimos, c'est le terme péjoratif pour désigner les inuits. Employé au moment de la colonisation, c'est lui que nos livres d'histoire ont malheureusement gardé... Littéralement, ça veut dire "mangeurs de viande crue". Tobias pense que je le prends pour un sauvage, nous voilà bien...

Cinq heures plus tard, nous rentrons, frigorifiés, au village. Toujours sans interview. "On fera ça demain ! J'ai prévu de repartir chasser. Par contre je vous préviens il risque de faire beaucoup plus froid et on part du 7 heures". Tobias semble prendre un malin plaisir à ne pas nous ménager. Johann et moi acquiesçons, franchement pas rassurés. Une fois chez lui, le chasseur nous laisse dans son salon et disparait. Pour la dégustation du phoque, il faudra revenir. Heureusement, nous avons pensé à emporter des produits lyophilisés. Autant s'y faire, les inuits ne sont pas vraiment portés sur l'accueil... En son absence, nous lorgnons sur tous les vêtements chauds qui traînent chez lui avec l'envie de tout emporter pour le lendemain.

La nouvelle journée de chasse se passe mieux que la veille. Tobias abat un nouveau phoque et se fait plus loquace. Il nous offre même un gâteau sec ! Mais les heures passent et on commence sérieusement à s'ennuyer. J'ai mal aux yeux à force d'essayer d'apercevoir un phoque. Je crois qu'il se moque de moi quand il me dit de me caler entre les phoques morts pour faire une sieste. Avec le vent, il doit faire -5° voire -10°, je ne vois vraiment pas comment je pourrais m'endormir. Mais il a raison. On dort incroyablement bien dans le froid polaire. Je parviens même à rêver.

Quand je me réveille, nous arrivons au port de Tiniteqilaaq et Tobias nous largue sur la berge devant un mur de glace de deux mètres de haut. Derrière, il y a le village. Je crois encore qu'il se moque de nous quand il abandonne là en nous disant de le retrouver chez lui d'ici trente minutes. Tobias parti, Johann essaie une première fois d'escalader la paroi. Impossible. Deuxième tentative. Nouvel échec. Nous finissons par nous asseoir sur la rive comme deux phoques échoués en espérant qu'il revienne. Au bout d'un quart d'heure, Johann tente de nouveau et miracle ! il parvient à escalader le mur. C'est désormais à mon tour. Je cherche des prises sur la paroi, mais c'est franchement pas évident. Elle est friable et je ne trouve aucun point d'appui. J'y parviens finalement en m'accrochant de toutes mes forces au bras de Johann. A cet instant précis, j'ai vraiment l'impression de ne pas peser bien lourd dans un environnement où l'homme est recalé au rang de puceron.

Si c'était pour nous prouver toute la difficulté de sa vie au contact d'une nature impitoyable, Tobias a définitivement gagné. Au bout de ces deux jours, je me demande vraiment comment des hommes ont trouvé le moyen de vivre là. L'expérience aura eu le mérite de nous donner une bonne leçon d'humilité.

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