Neomad

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A quoi tu penses ?

Les étapes de 30 kilomètres se succèdent. Pas d’autre choix que ces longues journées de solitude pour traverser des déserts de paturâges peuplés de vaches, de chevaux, de moutons sur lesquels veillent scrupuleusement des aigles aux ailes comme des pales d’éolienne. D’un bout à l’autre du chemin, pas âme qui vive, pas même une fontaine où des ruines sous lesquelles s’abriter en cas de pluie.

J’ai beaucoup craint la première longue étape de 37 kilomètres. Il fallait que les jambes tiennent le coup, ne manquer de rien et ne pas se perdre entre les innombrables sentiers au niveau du lac que j’allais croiser.

Ce matin-là, nous étions 3 au départ de Casar de Caceres. Sigmound, l’Allemand (77 ans) et Matej, le Slovaque (29 ans), tous deux des marcheurs de long =cours, plus de 5000 km à leur compteur. A l’aube nous avons pris notre petit déjeuner ensemble au café du coin où j’ai écouté, un peu stressée, les dernières recommandations des villageois pour ne pas s’égarer. Puis chacun est parti, à son rythme. J’ai pris une grande respiration, comme avant une longue plongée en apnée. Par peur de m’ennuyer (et par envie d’optimiser ce temps offert), je m’étais mentalement préparée une série de questions existentielles : qui suis-je ? pourquoi fais-je ce que je fais ? Que signifie le bonheur ? Qu’aimerais-je faire après ? Avec qui ? Arrivée au bord de l’immense lac, à mi-parcours, j’eus la tête plus lourde que mes jambes. Ca tambourinait là dedans comme une boîte de vaisselle cassée. Et je n’avais toujours aucune réponse à mes questions. Juste des doutes, beaucoup de doutes. De l’angoisse presque. Pour les 20 km restant, je décidai de tester autre chose : écouter des poèmes de Lamartine. J’avais téléchargé la veille la version lue de ses méditations poétiques. Ses vers contemplatifs sur la lumière, de l’eau, du vent répondaient parfaitement au dépouillement des terres qui défilaient devant moi. C’était comme s’il avait été là, avec moi, me tenant compagnie. Chaque poème me faisait d’une bulle d’air qui rafraichissait mon esprit. Je ne pensais pas. J’écoutais et contemplais. En arrivant à l’auberge, je sentais ma tête légère, comme gonflée d’oxygène. J’ai demandé à Matej et Sigmond “A quoi pensez-vous lorsrque vous marchez ?”. Ils ont réfléchi deux secondes et ont répondu en coeur : “à rien”. Devant mon regard étonné, Sigmound a ajouté “parfois il faut simplement savoir écouter”.

Si le silence rend encore ma tête beaucoup trop bavarde, j’ai l’impression d’avoir trouvé dans la poésie le moyen de l’apprivoiser peu à peu.

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